Avez-vous entendu une voix ? (Libération 22-01-2018)
Article paru dans Libération le 22-01-2018
Source : http://sexes.blogs.liberation.fr/2018/01/22/avez-vous-entendu-une-voix/
Vers l’âge de 17 ans, alors qu’elle quitte une salle de cours à l’Université, Eleanor Longden entend une voix qui dit : «Elle quitte la salle.» Eleanor regarde autour d’elle : personne. D’où vient la voix ?
«Je sortais d’un séminaire quand ça a commencé». Pendant les semaines qui suivent, la voix revient, racontant tout ce qu’Eleanor fait : «Elle va à la bibliothèque», «Elle va à un cours»… La voix, «étrangement amicale et rassurante» fait vite partie de son quotidien. Eleanor n’y prête pas vraiment garde. Mais elle commet l’erreur d’en parler à une amie, horrifiée, qui lui conseille de voir un médecin.
Le cercle infernal du diagnostic médical
«Le fait que les gens normaux n’entendent pas de voix, alors que moi j’en entendais, signifiait que quelque chose n’allait vraiment pas. […] On m’a adressée à un psychiatre, qui lui aussi a adopté une vision très négative de la voix, et a interprété par conséquent tout ce que je disais à travers le prisme d’une folie latente. […] C’est à ce stade que les événements ont commencé à me dépasser rapidement. Une admission à l’hôpital s’en est suivi, la première d’une longue série, le diagnostic de schizophrénie est venu ensuite, et puis, pire que tout, un sentiment toxique et torturant de désespoir.» Encouragée à voir la voix comme une ennemie, Eleanor essaye de la faire taire. La voix, par réaction, se multiplie, devient hostile, persécutrice… Deux ans plus tard, Eleanor –traitée comme malade délirante, droguée aux psychotropes et poursuivie par des voix devenues terrifiantes– essaye de se faire un trou dans la tête.
Et si les voix venaient du passé ?
Et si les voix étaient une stratégie de survie ? Ou une réaction saine à un traumatisme ancien ? Enfant, elle a vécu une agression sexuelle. Au cours des années qui suivent, Eleanor apprend à dialoguer avec ses voix plutôt qu’à se battre contre elles, réalisant «que les voix les plus hostiles et les plus agressives représentaient en fait les parties de moi qui avaient été le plus profondément blessées, et en tant que telles, c’était ces voix qui avaient besoin qu’on leur manifeste le plus de compassion.» Revenant à la psychiatrie mais cette fois en tant que chercheuse, Eleanor reprend ses études. Dix ans après l’apparition de la voix, elle obtient le plus haut grade en psychologie que l’Université ait jamais donné. «En fait, l’une des voix m’a réellement dicté les réponses pendant l’examen, ce qui pourrait techniquement compter pour de la triche», dit-elle lors d’une conférence Ted, à l’issue de laquelle elle annonce faire partie d’Intervoice, l’organisation des entendeurs de voix.
Le mouvement des entendeurs de voix
«La plupart des spécialistes pensent que les voix sont dues à des facteurs génétiques et biochimiques, et ne les envisagent jamais comme des réponses pleines de sens à certains événements de la vie. Bien que moins d’1 % de la population soit diagnostiquée comme «entendant des voix», des enquêtes internationales […] montrent qu’une personne sur huit a déjà expérimenté une hallucination auditive au moins une fois dans sa vie.» En février 2017, John Read professeur de psychologie clinique à Londres signe un article (sur le site académique The Conversation) intitulé : «Entendre des voix, plus fréquent qu’on ne croit». Il affirme avoir lui-même entendu une voix. Le jour qui a suivi la mort d’un de ses amis dans un accident de voiture, John Read a entendu cet ami lui parler : «mon premier réflexe a été de penser que je devenais fou. Et puis, je me suis rendu compte qu’il était simplement venu me dire au revoir, et que le fait que ce soit le fruit de mon imagination avait peu d’importance.»
Que disent vos voix ?
D’après John Read, le cas le plus courant d’hallucination auditive suit d’ailleurs la mort d’un être proche : «la plupart des personnes âgées de plus de 60 ans qui perdent leur partenaire de vie l’entendent peu de temps après sa disparition. Les voix négatives, quant à elles, sont souvent associées à des événements difficiles. Quatre études menées sur des adultes soignés pour une maladie mentale ont prouvé qu’au moins la moitié des voix qu’entendent les personnes qui ont été maltraitées ou abusées sexuellement sont en lien avec leur agression.» Au regard de ces données, il serait peut-être temps d’interpréter les voix non pas comme les symptômes de la schizophrénie, mais comme des messagers. Reste à décrypter leur message. Que disent les voix ? Et sur quel ton ? Leur prêter une oreille, c’est déjà s’accorder à soi-même le droit d’exister.